Pénuries : la rupture de confiance
Les tensions d’approvisionnement complexifient chaque jour l’acte de dispensation. Les pharmaciens comme les patients sont en droit d’attendre des actes à la hauteur de cette situation qui ne cesse de s’aggraver, touchant des médicaments du quotidien parmi les plus utilisés, dans toutes les classes thérapeutiques.
Le rebond des pathologies hivernales et la hausse des coûts de production liée à l’inflation ont mis du sel sur une plaie qui s’envenime depuis presque deux décennies. De 44
signalements de ruptures à l’ANSM en 2008 à 871 en 2018 et
3 278* sur les 9 premiers mois de 2022, comment la situation a-t-elle pu s’aggraver à ce point ? C’était, hélas, prévisible.
Les prix publics des médicaments remboursables ont baissé de 48,6 % entre 2000 et 2021 alors que le coût de la vie a augmenté de 33,28% sur la même période
**.
Les
ministres de la Santé et de l’Industrie ont calmé quelque peu l’incendie en annonçant, le 3 février, la
mise à disposition sous deux semaines d’
un million de flacons d’amoxicilline, une feuille de route contre les pénuries (enfin !) d’ici juin, ainsi qu’un moratoire sur les baisses de prix des génériques stratégiques et des hausses de prix ciblées. Ces déclarations devront être suivies d’effet dans les meilleurs délais pour répondre à l’urgence. Elles font suite au boycott historique de la dernière réunion du Comité de suivi des génériques (CSG) par les représentants des pharmaciens et des industriels, écœurés de subir un énième coup de rabot, cette fois sur 7 molécules courantes (antidiabétiques, antihypertenseurs, IPP…) pour une économie attendue de 67,4 millions d'euros.
La fin d’un cercle vertueux
Le système vertueux ne l’est plus, qui consistait à financer les traitements innovants grâce aux baisses de prix des médicaments “matures”. Les pharmaciens ont bien joué le jeu de la substitution générique, les patients aussi, permettant à la Sécurité sociale d’économiser 2 à 3 milliards d’euros par an. Mais à force de tendre vers
le médicament à zéro euro, le jeu devient perdant pour tous. Il est urgent de
mettre fin aux baisses tarifaires qui menacent l’accès de la population aux médicaments d’intérêt thérapeutique majeur et fragilisent l’économie du réseau officinal et de l’industrie de santé.
L’Allemagne n’a pas hésité, dès le mois de décembre 2022, à augmenter de 50 % le prix des médicaments contre la fièvre et la toux. Le Portugal a également décidé des hausses de prix. La France semble à son tour, sortir de la spirale baissière, mais à quel point ?
Quels seront les « génériques stratégiques » concernés ? Quid des médicaments princeps aux prix déjà bas, dont ceux à base de paracétamol ?
La France, où les prix de médicaments sont parmi les plus bas d’Europe, va-t-elle réellement combler son manque d’attractivité pour la filière ?
Anticiper et faire confiance aux pharmaciens
Il est temps de passer de la précipitation à l’anticipation, via une politique de souveraineté sanitaire véritable, qui ne peut tout miser sur la relocalisation mais doit
réenclencher une politique de prix viables, qui ne soit pas dissuasive pour les producteurs de médicaments et de soins. Il est primordial de
définir également l’éventail des mesures adaptées, en routine comme en cas de crise. Ce, afin notamment de
sortir des solutions factices comme la dispensation à l’unité ou de ne pas redécouvrir, sur le tard, les vertus de la préparation magistrale… Fallait-il une telle crise pour s’apercevoir de son rôle crucial ?
Il est vital, enfin, de
renouer avec la confiance aux pharmaciens, qui a fait de la politique générique un succès, mais sclérosée par la trop lente extension du répertoire, en particulier aux
médicaments biosimilaires et hybrides. Dans cet élargissement de la substitution réside un véritable gisement d’économies. Au-delà, faire de l’officine un lieu central pour l’accès aux soins, c’est donner aux pharmaciens la possibilité de ne plus être démunis face à des pénuries dont certains patients les croient à tort responsables.
Laisser davantage de latitude aux pharmaciens pour adapter les ordonnances (particulièrement les prescriptions d’antibiotiques) et
leur permettre de prescrire dans les maux du quotidien ne représente pas seulement un moyen de pallier les pénuries de médecins. C’est également un formidable levier pour
concilier, lors de la dispensation,
les impératifs d’observance et de personnalisation des soins avec une gestion réaliste des stocks, au plus près des besoins.
Réponses possibles à des questions fréquentes
L’anxiété des patients est réelle. Une personne sur trois a déjà personnellement fait l’expérience de pénuries de médicaments sur le sol français, selon une enquête BVA pour France Assos Santé
***.
Comment garder une attitude proactive au comptoir ? Pour vous y aider, voici
quelques suggestions de réponses à des interpellations fréquentes :
Que répondre si l’on vous dit…
- « Le réseau des pharmacies devrait s’organiser pour éviter les pénuries ».
C’est déjà ce qu’il fait, avec l’aide des grossistes qui ont la capacité de livrer 21 000 pharmacies deux fois par jour. Les pharmaciens font le maximum au quotidien pour assurer une délivrance équitable des produits de santé sur le territoire. Mais quand les produits ne sont plus fournis par les producteurs, les pharmaciens ne peuvent rien faire, mis à part des préparations magistrales lorsque la matière première est disponible et qu’ils y sont autorisés (comme c’est le cas à titre exceptionnel pour l’amoxicilline destinée aux moins de 12 ans). Il devrait également être possible pour les pharmaciens d’interchanger certains antibiotiques avec d’autres, équivalents, mais nous n’en avons pas le droit sans autorisation du médecin aujourd’hui.
- « Il y a des pénuries parce que les médicaments sont fabriqués en Chine et en Inde ».
C’est en partie vrai mais incomplet. Ce sont les principes actifs des médicaments qui sont à 80% produits en Chine et en Inde. Cela peut en effet complexifier l’approvisionnement, notamment en cas d’arrêts de production, redoutés au moment de la reprise de l’épidémie de Covid-19 en Chine fin 2022. Mais les problèmes touchent aussi le conditionnement et l’acheminement des boîtes. L’activité de certains sites est interrompue pour défaut de qualité, à la suite d’inspections. Enfin, beaucoup de médicaments manquent parce que leur vente en France n’est tout simplement plus rentable, à cause des baisses de prix ininterrompues depuis 15 ans. La production en devient même déficitaire sur certaines boîtes de médicaments à moins de 5 euros.
- « Les pénuries, c’est à cause de la guerre en Ukraine ».
Le contexte géopolitique international crée de l’inflation sur les prix des matières première, de l’énergie… ce qui ne fait que fragiliser encore la rentabilité des médicaments génériques, par nature les moins chers et soumis à des baisses de prix régulières.
- « Ce n’est pas qu’un problème franco-français, les solutions doivent venir de l’Europe ».
Oui, c’est un problème européen, précisément parce que beaucoup de gouvernements européens ont réduit les prix d’achat des médicaments de première intention. Afin de résoudre les pénuries, plusieurs pays ont déjà pris des mesures efficaces en acceptant de payer les médicaments plus cher (Allemagne, Portugal) ou en gelant les exportations de certains traitements (Grèce, Roumanie). La France a emboîté tardivement le pas en lançant fin janvier 2023 une mission interministérielle de 3 mois sur les « mécanismes de régulation et de financement des produits de santé » puis en annonçant début février un moratoire sur les baisses de prix des génériques stratégiques et des hausses de prix ciblées.
- « Développer les génériques, avec l’aide des pharmaciens, ce n’était pas censé diversifier les sources d’approvisionnement ? »
Le développement de la substitution à partir de 1999 était surtout un moyen de réaliser des économies en vue de financer les innovations. Tout le monde devait y être gagnant mais ce n’est plus le cas. Même si le nombre de fournisseurs pour une molécule a augmenté, tous sont aujourd’hui confrontés au même problème de rentabilité.
- « Vivement qu’on refabrique du paracétamol en France pour pallier les ruptures ».
Tout ne se réglera pas d’un coup de baguette magique. Un projet de relocalisation est en effet en cours. L’entreprise Seqens construit actuellement une usine de fabrication de paracétamol en Isère, avec une capacité de 10 000 tonnes par an. Elle fournira notamment Sanofi et UPSA mais n’entrera pas en service avant 2025. Et cette bonne nouvelle ne concerne qu’une molécule…
- « Si les pharmaciens dispensaient les médicaments à l’unité, cela résoudrait le problème ? »
Distribuer des ciseaux aux pharmaciens pour découper les blisters n’est pas la solution contre les ruptures. L’Agence de sécurité des médicaments a demandé aux pharmaciens de privilégier cette dispensation à l’unité pour l’amoxicilline : au mieux c’est un remède d’urgence, mais totalement inadapté lorsque les produits manquants sont des formes buvables, et impuissant à régler le problème à la source. La chaîne de distribution du médicament en France n’est pas adaptée à ce mode de dispensation, la réglementation nous impose de scanner les boîtes pour éviter les contrefaçons… De plus, la plupart des boîtes contiennent déjà le nombre de doses utiles à une cure. Notre rôle pour éviter le gaspillage est d’encourager les patients à aller au bout de leur traitement, pas de livrer des comprimés à l’unité « dans la nature ».
- « Si le traitement essentiel qui m’est prescrit n’est pas disponible, est-ce que je dois aller à l’hôpital ? »
Des mesures de contingentement ont été prises pour sécuriser les stocks hospitaliers de médicaments essentiels, afin de traiter les patients ayant les besoins les plus critiques. Toutefois, l’ensemble de la chaîne de livraison est touchée et en aucun cas la pharmacie d’un hôpital ne vous délivrera le médicament manquant à votre pharmacie de quartier. Il n’y a donc aucune raison de vous précipiter à l’hôpital, à moins qu’un appel au 15 ou que votre médecin traitant ou votre pharmacien ne vous oriente vers les urgences.
Nous mettons tout en œuvre, à la pharmacie, pour réguler nos stocks et vous fournir les médicaments dont vous avez besoin à la bonne dose - et trouver des alternatives en cas de produit manquant.
- « Sinon, en tant que pharmacien, quelles alternatives pouvez-vous proposer ? »
Notre rôle est de vous délivrer le traitement le plus adapté à votre besoin. Aujourd’hui la loi ne nous donne que peu de marge pour adapter un traitement. Il faudrait inviter les médecins à prescrire plusieurs antibiotiques possibles pour une même indication, afin de nous laisser choisir en tenant compte des stocks. Tout le monde y gagnerait. Entretemps, nous pouvons proposer des préparations magistrales lorsque les principes actifs sont disponibles et que nous y sommes autorisés. Nous pouvons aussi proposer des produits conseil (non remboursés) à défaut du produit prescrit ou en complément si le patient est d’accord.
- « En quoi permettre au pharmacien de prescrire des traitements pour les maladies du quotidien aiderait à améliorer la situation ? »
L’implication des pharmaciens dans la gestion du Covid-19 a largement montré à la population qu’ils sont des professionnels de santé à part entière, qui savent vacciner, dépister, orienter, conseiller… Ce sont aussi les professionnels de santé qui ont la connaissance la plus étendue des médicaments. Faire confiance au pharmacien pour adapter les ordonnances voire prescrire dans certains maux du quotidien, permettrait d’apporter une réponse plus fluide, plus rapide et tout aussi sûre aux problèmes de santé courants, particulièrement dans les déserts médicaux
* Source : Académie Nationale de Pharmacie
https://www.acadpharm.org/dos_public/PENURIES_ET_RUPTURES_DE_STOCKS_VF_2022.10.26.PDF
** Source : Insee, d’après
https://www.leem.org/prix-resultats-et-fiscalite-des-entreprises
*** https://www.france-assos-sante.org/bon_mauvais_point/penuries-de-medicaments-publication-du-nouveau-cadre-de-sanctions-de-lansm-suite-a-donner-appliquer-la-loi/
Mercredi 8 février 2023