De quoi parle-t-on au juste ?
« Tout système mettant en œuvre des mécanismes proches de celui d’un raisonnement humain pourrait (…) être qualifié d’intelligence artificielle » selon la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil)1. Raisonnement, planification, créativité... l’humain imite la nature et l’IA imite l’humain. Si cette créature semble parfois insaisissable, c’est qu’elle est polymorphe. C’est une « constellation de technologies différentes », qui fonctionnent de concert pour permettre aux machines de percevoir, de comprendre, d’agir et d’apprendre à des niveaux d’intelligence comparables à ceux des humains », résume le cabinet Accenture2.
Actuellement, tous les feux sont braqués sur l’IA dite générative et son incarnation la plus populaire : l’agent conversationnel ChatGPT, dont la version grand public a été lancée fin novembre 20223 par la société américaine OpenAI. Il s’agit d’un « grand modèle de langage » (large language model ou LLM en anglais) : un algorithme d’apprentissage automatique capable de comprendre et de générer des textes en langage humain4. Bien d’autres LLM existent : DALL-E, Llama, StableDiffusion, Gemini, Mistral ou Midjourney pour n’en citer que quelques-uns, sans oublier Med-PaLM, le LLM de Google dédié aux usages médicaux. Certains de ces moteurs ont aussi la capacité de générer de l’image ou du son. Outre l’IA générative, il existe d’autres modalités comme l’IA prédictive - qui se base sur l’analyse statistique pour prédire des événements futurs5 - l’IA autonome ou encore l’IA dite « forte » ou générale, qui serait capable d’effectuer l’ensemble des tâches cognitives propres aux humains. Cette dernière peut faire peur et laisser penser à plus d’un tiers des Français (35%) que l’intelligence artificielle finira par diriger un jour l’humanité6. L’IA générative, en attendant, acquiert ses galons de compagnon multitâche (chercher ou synthétiser des informations, rédiger des emails, créer des images...) : 70 % de la génération Z7 l’utilise déjà et le cabinet de conseil Gartner anticipe que d’ici 2026, plus de 80% des entreprises auront utilisé l’IA générative, contre moins de 5% en 20238. En France, 65% des dirigeants d’entreprises considèrent même l'IA générative comme un investissement prioritaire9.
Et dans la santé ?
La vitesse d’adoption fulgurante et les investissements colossaux dans l’IA générative en 2023 ne peuvent laisser de marbre. Bien plus qu’une mode, la révolution de l’IA contribue à transformer des pans entiers de l’activité humaine. Dès 2018, le mathématicien et député Cédric Villani identifiait quatre secteurs stratégiques pour l’IA dont celui de la santé, avec les transports, l'environnement et la défense10. L’intelligence artificielle, déjà largement utilisée dans l’imagerie médicale pour l’analyse massive de données facilitant le dépistage d’anomalies, a investi bien d’autres champs du soin et de la recherche : identification ou télésurveillance des cancers, robots assistants en chirurgie, identification de molécules prometteuses…
Comment dépasser les peurs ?
Les pharmaciens, à leur tour, ne doivent pas craindre d’apprivoiser l’IA, selon Vincent Kuntz, pharmacien d’officine à Strasbourg, Trésorier et Vice-Président de l’UNPF, qui appelle à essayer cette technologie avant de l’hyper-réguler comme tente de le faire l’Europe. « Le plus grand risque serait de la méconnaître. L’IA n’est pas le diable. Ce n’est plus une technologie au stade de la promesse mais une réalité. En la testant, chacun pourra se faire une opinion sur ce qu’elle peut lui apporter. Et dans un contexte où le pharmacien est multitâche, a besoin de mieux s’organiser et de pouvoir se spécialiser, l’IA peut aider à gagner un temps précieux », estime-t-il.
Peut-être est-ce la rapidité de sa percée qui inquiète ? Elle est pourtant dans l’ordre des choses, comme l’analyse Xavier Schneider, pharmacien d’officine dans la région strasbourgeoise et expert en numérique santé : « La courbe d’adoption des technologies va en s’accélérant, elle a été plus rapide pour le téléphone portable que pour la télévision, plus encore pour les réseaux sociaux et maintenant l’IA ». Est-ce le mot « intelligence artificielle » qui fait peur ? « Il donne une dimension magique et effrayante à ce qui est essentiellement à ce stade une machine de calcul statistique au service des humains. C’est pourquoi je préfère employer l’expression “intelligence augmentée” », confie-t-il.
Si l’IA imite assez bien l’intelligence humaine, au point de pouvoir faire illusion dans une conversation, elle n’est pas infaillible. Elle peut tomber dans des biais cognitifs et autres hallucinations. C’est pourquoi « il faut bien sélectionner les informations transmises à la machine », à savoir les données d’entrée dont se sert l’IA générative pour générer ses réponses. Les LLM grand public puisent leurs connaissance dans la masse d’informations trouvées sur Internet, « ils recyclent des données collectives ». La technologie ne vaut donc guère sans la supervision de l’utilisateur, en amont pour l’alimenter de données pertinentes et bien formuler sa requête (dite « prompt ») et en aval pour exercer son esprit critique sur la réponse générée et jauger sa pertinence dans un contexte donné.
Alors, ChatGPT à l’officine, oui ou non ?
Bien utilisé, ChatGPT affiche des compétences intéressantes en décision clinique, avec un taux de précision de 72% en moyenne11. Il passe moins bien le test du comptoir, répondant correctement à seulement 55% de questions pointues relevant de l’expertise pharmaceutique, telles que : dans quels cas utiliser un tel médicament hors AMM ? Quelle molécule choisir en première ligne de traitement pour telle pathologie ? Quelle alternative en cas de rupture ?12 Mais à condition d’apprendre à bien « prompter », les pharmaciens ne pourraient-ils pas canaliser l’IA générative pour en faire une alliée du conseil ?
En l’état, « il m’est difficile d’utiliser un LLM comme ChatGPT pour un patient donné, car le comptoir exige un niveau de réactivité élevé et rédiger un prompt anonymisé et de qualité demande du temps », explique Xavier Schneider. Et si la solution venait alors d’un ChatGPT customisé. Hébergé sur un serveur sécurisé, entraîné sur des données qualifiées, il proposerait au pharmacien des modèles de requêtes prêts à l’emploi, afin de répondre plus efficacement et rapidement à des questions précises concernant un patient… Une piste à creuser.
Quelles applications au comptoir ?
Selon Xavier Schneider, un système inspiré de l’assistant médical Nabla13 pourrait permettre aux pharmaciens de gagner du temps en réalisant les comptes-rendus structurés de conversations avec le patient. Diverses start-ups, notamment françaises, proposent d’ores et déjà des modules technologiques pour faciliter le déploiement des soins pharmaceutiques. C’est le cas de Lémur Innovation14, dont les solutions logicielles soutiennent la réalisation des accompagnements pharmaceutiques, des bilans partagés de médication (BPM) ou encore des conciliations des traitements médicamenteux. La start-up alsacienne développe sa propre IA (Lemuria) d’aide à la décision en fonction des situations cliniques.
La lyonnaise Bimedoc15 s’est récemment associée à l’éditeur Pharmony pour intégrer au LGO de ce dernier des fonctionnalités utilisant l’IA pour le contrôle des dispensations, le ciblage des patients éligibles aux accompagnements pharmaceutiques et l’aide à la décision thérapeutique. L’entreprise amiénoise Posos16 utilise le traitement automatique du langage pour sécuriser les prescriptions, en aidant à identifier les risques médicamenteux et les alternatives thérapeutiques. La lyonnaise Phealing17 mobilise l’IA pour alerter le pharmacien en cas d’erreur de prescription ou de délivrance. Et enfin Hajime AI18 en Ile-de-France, aide à mieux cerner les comportements des patients pour les accompagner au mieux, en particulier dans leur adhésion thérapeutique.
« L’IA est très intéressante pour apporter une forme de double contrôle », corrobore Xavier Schneider, qui insiste sur l’importance de la supervision humaine. L’IA ne remplace pas, elle augmente l’expertise humaine. « Elle peut apporter une analyse plus poussée, par sa capacité à traiter davantage de données et fournir une synthèse, que le pharmacien peut ensuite valider et affiner en vue de la restitution au patient ». Il anticipe un futur proche où l’analyse de données grâce à l’IA propulserait la gestion de la relation patient vers de nouveaux possibles, nourrissant le conseil des informations issues tant des systèmes d’information de la pharmacie que des dispositifs médicaux connectés du patient.
Du curatif au prédictif ?
Vincent Kuntz croit même à une technologie d’IA qui aidera un système de santé curatif à bout de souffle à passer au préventif, et « du préventif au prédictif », par exemple en reliant entre eux des éléments, tant issus du dossier patient que d’échanges informels, pour faire émerger des facteurs de risque ou des signaux d’alerte. « Imaginons une meilleure prise en charge au quotidien grâce à l’IA prédictive : le pharmacien collecte les données cliniques et en suit l’évolution au fil des mois : tension, pouls, taille, poids, marqueurs biologiques… Grâce aux outils prédictifs, il peut mieux anticiper les effets secondaires, sensibiliser ses patients et les rendre plus observants. Un assistant IA retranscrit et analyse les comptes rendus de consultations pharmaceutiques. En fonction des patients et de leurs pathologies, un conseil individualisé peut être apporté et des alternatives trouvées, même dans des cas très particuliers, comme par exemple le changement de sonde vésicale causant une allergie chez un patient insuffisant rénal ayant une dyslipidémie ».
Et au back-office ?
Pour faire davantage de place à la pharmacie clinique dans leur quotidien chargé, les pharmaciens ont aussi besoin d’optimiser leur organisation et leur gestion administrative. « Parce qu’ils calculent plus vite que nous, les outils d’IA pourront nous faire gagner en productivité, assure Vincent Kuntz, notamment via la diminution des tâches répétitives, la meilleure gestion des plannings, de la paie, du tiers payant, de la comptabilité, l’orchestration des promotions prenant en compte la météo en temps réel, l’optimisation des achats… ». Un éditeur comme Winpharma déploie déjà un outil de gestion automatisée des commandes nommé winAutopilote19, pensé pour faire gagner du temps aux pharmaciens. Il analyse l’historique des stocks puis passe directement commande auprès des grossistes. S’il n’est pas présenté comme une IA, ce module a donc des capacités qui y ressemblent. Vincent Kuntz entrevoit d’autres services rendus par l’IA, tels qu’une meilleure anticipation des ruptures, un rappel de la législation en temps réel mais aussi une aide à la communication sur les réseaux sociaux.
Le pharmacien, tiers de confiance pour un usage responsable de l’IA ?
Déjà gardien des poisons et garant du bon usage des produits de santé, le pharmacien a toute vocation à s’interposer comme un arbitre entre les promesses de technologies soignantes et des patients de plus en plus convertis aux usages numériques. « Les jeunes générations qui utilisent déjà l’IA pour les aider dans leurs devoirs scolaires ne sont pas encore celles que nous rencontrons au comptoir, mais cela va arriver », estime Xavier Schneider. Et comment mieux répondre à un patient qui s’est auto-diagnostiqué avec ChatGPT qu’en ayant testé l’outil soi-même, mesuré ses limites mais aussi son aptitude à formuler en mots simples des notions complexes ? Sous l’œil avisé de l’expert, l’agent conversationnel pourrait devenir un bon allié de vulgarisation et d’aide à l’observance. Autre rempart de confiance pour l’IA : les pharmaciens, ayant la responsabilité des données personnelles qui leur sont confiées (celles de leurs patients comme celles de leurs salariés) devront s’assurer de l’«hébergement sécurisé » des outils d’IA qu’ils utilisent et des données permettant leur fonctionnement.
Au-delà, « l’IA ne doit pas devenir une sorte d’ersatz d’humain, qui dispenserait une médecine low-cost et déshumanisée, tandis que seuls les patients aisés accèderaient aux soignants en chair et en os », met en garde Xavier Schneider. L’annonce d’un cancer par exemple nécessite une empathie d’humain à humain, de cœur à cœur, que la machine au mieux simule mais ne remplace pas. En somme, l’art de soigner doit rester art, en incorporant les dernières avancées de la science et de la technologie comme alliés, mais non comme substituts des soignants. « Dans le contexte de l’IA, conclut Xavier Schneider il me semble particulièrement approprié de garder à l’esprit la célèbre phrase de Rabelais “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”».