Face aux transformations profondes de leur métier, les pharmaciens ne peuvent rester isolés. L’Union nationale des pharmacies de France (UNPF) est allée à la rencontre de trois experts du monde officinal pour échanger sur les constats, sortir du pessimisme et reprendre la main. En ce début d’année, voici les idées et pistes d’actions issues de ces discussions : des leviers pour permettre à toutes les pharmacies, dans leur diversité, de réussir.
Retrouver l’énergie de se projeter
De fabricant de remèdes, le pharmacien a su évoluer en dispensateur, puis s’affirmer comme un professionnel de santé à part entière, polyvalent et disponible. Aujourd’hui, les changements se cumulent et mettent l’officine en ébullition : mutation du modèle économique, élargissement de compétences, concurrence exacerbée, entrisme de nouveaux acteurs… Tout va un peu trop vite. Les anciens schémas grincent et les cadres, notamment financiers, ne sont pas encore adaptés à la nouvelle dimension du métier. C’est un moment paradoxal, délicat à négocier : il faut trouver le juste dosage des efforts, entre préservation d’une dispensation rentable et conquête de légitimité grâce aux nouvelles missions. Les pharmaciens oscillent entre le « non » nécessaire aux baisses de prix répétées, aux blocages tarifaires, aux pénuries et à la complexité administrative, et le « oui » tout aussi indispensable aux évolutions de leur rôle.
Si cette phase de transition était pour les pharmaciens l’occasion de rassembler leurs meilleurs atouts et de prendre leur destin en main ? En effet, l’année 2024 l’aura bien montré, tout attendre de l’extérieur n’est pas viable. La politique conventionnelle a ses limites et les poches de l’État sont vides. Quelles marges de manœuvre les pharmaciens ont-ils alors ? « Mettons en avant notre savoir-faire et notre valeur ajoutée, pour exister demain, dans un monde qui aura totalement évolué, propose Christophe Le Gall, président de l’UNPF. Continuons de nous battre collectivement pour obtenir une juste valorisation de l’acte pharmaceutique. Mais agissons aussi individuellement et entraidons-nous pour dégager le temps qui nous manque, saisir les opportunités et répondre toujours mieux aux besoins de nos patients. Nous avons montré au cours de notre histoire que nous savions rebondir. Qui aurait prédit il y a 25 ans un tel succès de la substitution générique ? Qui en 2019, avant la pandémie, pouvait prévoir une montée en puissance aussi rapide des nouvelles missions officinales ? Les pharmaciens peuvent être fiers de ces avancées et y puiser l’énergie de se projeter ».
Est-ce que tout va vraiment si mal pour l’officine ?
« L’image du pharmacien n’a jamais été aussi bonne qu’aujourd’hui et continue de progresser, y compris auprès des jeunes, souligne Martine Costedoat, ex-directrice générale de l’association Pharma Système Qualité. Les pouvoirs publics ont également davantage de considération pour les pharmaciens qu’il y a dix ou quinze ans. Cette légitimité croissante est portée par les évolutions du métier et ses progrès énormes sur le versant clinique. Les personnes malades comme bien-portantes ont besoin que l’on s’occupe d’elles. Or, cette disponibilité et cette compétence, elles les trouvent chez le pharmacien. Elles ont compris la valeur de ce recours lorsque les pharmacies restaient ouvertes au plus fort de la pandémie de COVID-19. Le pharmacien est le professionnel de santé qui apporte une solution, explique et accompagne. Il est aussi le rempart contre la marchandisation du médicament voulue par certains acteurs de la grande distribution. L’initiative OSyS que nous portons montre bien que le pharmacien sait conseiller, délivrer des médicaments qui soulagent mais aussi orienter vers le médecin ou les urgences lorsque c’est nécessaire ».
« La transformation du métier de l’officine répond également à l’aspiration et à la volonté des pharmaciens, notamment de la nouvelle génération, de renforcer leur rôle sociétal », complète David Syr, directeur général adjoint de GERS Data. Alors, était-ce vraiment mieux avant ? « Nos parents et nos grands-parents le disaient déjà. Ce qui est vrai, c’est que la profession connait non pas une évolution, mais une révolution au sens le plus fort, tous les marqueurs d’hier étant en train de disjoncter ».
Signe sans doute le plus visible de ce grand chambardement, l’économie n’est plus ce qu’elle était. « Le chiffre d’affaires ne veut plus rien dire de la santé économique de l’officine, décrypte David Syr. Il y a encore quelques années, le pharmacien chef d’entreprise évoluait dans un marché lisible, avec cinq chiffres à connaître pour estimer sa marge : le chiffre d’affaires global et celui des quatre tranches de TVA (NdR : le remboursable à 2,1%, les compléments alimentaires à 5,5%, l’OTC à 10% et la parapharmacie à 20%). Mais l’arrivée des médicaments chers, les baisses de prix de médicament, l’inflation et la hausse des charges ont totalement rebattu les cartes. Finie la corrélation proportionnelle entre le chiffre d’affaires et la marge. L’un peut progresser, l’autre baisser et vice-versa ».
Tandis que les calculs se complexifient, le pharmacien cherche à dégager du temps et à recruter pour les missions. Or, recruter est très difficile économiquement pour des missions valorisantes sur le plan de la relation patient et de l’expertise. La complexité administrative et des rémunérations parfois insuffisantes freinent les velléités de déployer certains services. Si bien qu’à ce stade, beaucoup de consœurs et de de confrères éprouvent un sentiment paradoxal : l’envie de mettre leur énergie dans les nouvelles missions, tout en se demandant si la priorité n’est pas ailleurs, sur des tâches plus rentables.
Mais si cette apparente incompatibilité entre rentabilité et missions de santé publique cachait une unité plus profonde ? « En tant que pharmaciens, nous avons trois casquettes, utilisons-les pleinement, préconise Fabien Brault-Scaillet, pharmacien titulaire et fondateur d’YGGI (coaching). La première casquette est celle de professionnel de santé, c’est notre ADN et notre formation. La deuxième est celle de chef d’entreprise, qui suppose de prendre les bonnes décisions de pilotage, donc de monter en compétences. La troisième est celle de commerçant (car nous sommes inscrits au registre du commerce), qui appelle à fidéliser les patients, leur faire préférer votre officine et préférer le circuit officinal aux autres circuits. Aucun de ces aspects n’est optionnel. Nous ne pouvons pas vouloir le monopole et l’indépendance sans répondre aux enjeux de santé publique. Nous n’aurons pas plus de marge pour ce que l’on vend mais pour ce qu’on l’on fait. Et ce que l’on fait doit permettre de réduire les dépenses de santé. C’est pareil pour les médecins : ils ont obtenu une revalorisation de leurs consultations parce qu’ils se sont engagés à moins prescrire ».
« Notre métier ne durera que parce que nous serons capables de montrer les économies générées, notamment les hospitalisations évitées grâce à la prévention, à l’observance…, poursuit-il. Si j’incite les personnes de ma zone de chalandise à arrêter de fumer et les accompagne dans le sevrage, je réduis mécaniquement les risques de maladies associées au tabac. Si je conseille des ceintures lombaires adaptées, qui seront effectivement portées par les patients, ils seront mieux soulagés et consommeront moins d’antalgiques. Ces résultats sont mesurables ».
En d’autres termes, investir dans les missions dès aujourd’hui, c’est générer les preuves qui soutiendront une rémunération pérenne. Ces preuves en vie réelle viendront alimenter des entrepôts de données et des études de santé publique. Une initiative sur laquelle travaille d’ores et déjà David Syr. En parallèle, il invite les pharmaciens à considérer les missions sous le prisme du trafic apporté par un service rendu, une prise en charge de l’humain et non pas uniquement de la maladie. « Le réflexe généré chez les patients par la vaccination, les dépistages ou encore les entretiens devient virtuellement la meilleure carte de fidélité qui soit. La pharmacie est réellement perçue comme le premier acteur de santé de proximité accessible tout le temps sans rendez-vous partout en France ». La valeur de ce capital immatériel est considérable bien que difficilement quantifiable – du moins pour le moment. Reste l’épineux problème de conjuguer les rôles sans avoir la sensation de jouer au couteau suisse ou d’exercer une mission au détriment de l’autre. C’est ici qu’intervient le facteur organisation, clé de l’imbrication des nouvelles missions dans la nouvelle équation économique de l’officine.
« Face au changement de son business model, le pharmacien demeure maître de ses choix mais ne peut plus rester solitaire, il lui faut travailler autrement et déléguer certaines tâches pour ne pas devenir fou et exploser comme un pop-corn mais pérenniser son entreprises pharmacie de santé », estime David Syr. « Nous sommes le seul métier de santé où le professionnel fait tout de A à Z, du secrétariat à l’acte de soins en passant par la logistique, les achats…, déplore Fabien Brault-Scaillet. Si nous ne nous organisons pas pour rendre les missions plus rentables en répartissant mieux les tâches, d’autres les feront mieux que nous et elles nous échapperont, comme le matériel médical. Les pharmaciens sont maîtres de leur destin, c’est important d’en prendre conscience et d’agir pour nous-mêmes sinon la situation ne s’améliorera pas, voire elle empirera ».
Jeudi 30 janvier 2025